Perturbateurs endocriniens : l’effet cocktail prouvé

L’Inserm prouve « l’effet cocktail » et alerte sur les risques pour la femme enceinte…

Les perturbateurs endocriniens regroupent une vaste famille de composés capables d’interagir avec le système hormonal, et notamment avec notre métabolisme ou nos fonctions reproductrices. Leur étude représente un enjeu majeur pour la recherche, le corps médical et les pouvoirs publics car les sources d’exposition sont nombreuses et difficiles à maîtriser, tandis que les conséquences biologiques de ces expositions sont encore mal appréhendées et complexes à étudier.

Le système hormonal en ligne de mire des perturbateurs endocriniens

Selon l’Organisation mondiale de la santé, un perturbateur endocrinien est « une substance exogène ou un mélange qui altère la/les fonction(s) du système endocrinien et, par voie de conséquence, cause un effet délétère sur la santé d’un individu, sa descendance ou des sous-populations ».

Le système endocrinien regroupe les organes qui sécrètent des hormones : thyroïde, ovaires, testicules, hypophyse… Il libère ces médiateurs chimiques dans la circulation sanguine pour agir à distance sur certaines fonctions de l’organisme comme la croissance, le métabolisme, le développement sexuel, le développement cérébral, la reproduction…

Le distilbène, première médiatisation d’un perturbateur endocrinien dans l’histoire

Historiquement, les perturbateurs endocriniens ont commencé à attirer l’attention des chercheurs dès les années 1950. Mais c’est l’affaire du distilbène qui, dans les années 1970, a fait exploser le sujet sur la scène scientifique et médiatique.

Le diethylstilbestrol (distilbène), oestrogène de synthèse et perturbateur endocrinien, a été prescrit pendant plusieurs dizaines d’années, dans le monde entier, durant la grossesse, en vue de limiter le risque de fausses‐couches. La consommation de cette substance peut être considérée comme le paradigme d’une exposition, limitée dans le temps, à fortes doses et durant une fenêtre particulièrement vulnérable, à un perturbateur endocrinien chez l’Homme. Elle est associée à de nombreuses affections d’ordre médical, notamment des cancers gynécologiques et des malformations uro‐génitales chez les individus exposés in utero. Des effets sur plusieurs générations ont également été suggérés.

Air, eau, aliments… : les sources d’exposition sont multiples

Les perturbateurs endocriniens sont omniprésents dans notre environnement quotidien (alimentation, produits cosmétiques, pollution de l’air…). Ils sont pour la plupart issus de l’industrie agro-chimique (pesticides, plastiques, pharmacie…) et de leurs rejets. Beaucoup sont rémanents : ils persistent dans l’environnement de longues années et peuvent être transférés d’un compartiment de l’environnement à l’autre (sols, eau, air…) de longues années après qu’ils aient été produits.

Les hormones naturelles ou de synthèse constituent une source importante de perturbateurs endocriniens : œstrogènes, testostérone, progestérone… et les produits de synthèse mimant leurs effets sont souvent utilisés en thérapeutique (contraception, substitution hormonale, hormonothérapie). Elles entraînent un risque indirect en rejoignant les milieux naturels, après avoir été excrétées dans les rejets humains ou animaux. Y sont adjoints les phytoestrogènes naturellement présents dans certaines plantes (soja, luzerne).

Un second groupe de perturbateurs endocriniens, bien plus large, rassemble tous les produits chimiques et sous-produits industriels qui peuvent interférer avec le système endocrinien de l’homme ou de l’animal. Il comporte à l’heure actuelle plus d’un millier de produits, de nature chimique variée. Parmi les plus fréquents, on peut citer :

  • des produits de combustion comme les dioxines, les furanes, les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP)…

  • des produits industriels ou domestiques comme :

  • les phtalates, ou le bisphénol A utilisés dans les plastiques ;

  • les parabènes, conservateurs utilisés dans les cosmétiques ;

  • les organochlorés (DDT, chlordécone…) utilisés dans les phytosanitaires ;

    l’étain et dérivés utilisés dans les solvants.

Deux listes non exhaustives contenant les noms des produits possiblement classés comme perturbateurs endocriniens ont été mises en ligne le 13 juillet 2017 sur les sites des ministères de l’Écologie et de l’Agriculture, « au nom de l’information du public ». L’une détaille les noms d’environ un millier de biocides (insecticides pour la maison, produits de protection du bois ou pour l’hygiène vétérinaire), et l’autre ceux de près de 600 produits phytosanitaires (fongicides, herbicides, insecticides).

La recherche confrontée aux particularités des perturbateurs endocriniens

L’étude des perturbateurs endocriniens est aujourd’hui très importante pour la santé, mais aussi pour l’environnement. Mais, cette recherche doit relever plusieurs défis, liés aux particularités de ces substances. En effet, l’étude de la toxicité d’une molécule est classiquement réalisée en exposant des cellules ou des tissus à des doses croissantes de la molécule en question. Or, cette approche ne peut suffire lorsqu’il s’agit des perturbateurs endocriniens, et ce pour plusieurs raisons :

La première se rapporte aux doses d’exposition : l’exposition à une dose forte n’a pas le même impact qu’une dose faible à laquelle un individu est exposé de façon chronique. Ainsi, si l’exposition à une dose unique d’un produit est sans risque pour l’organisme, la répétition de cette exposition au cours du temps peut perturber le système hormonal. Et le délai d’apparition des effets délétères des perturbateurs endocriniens, parfois prolongé, peut compliquer encore cette analyse.

La seconde difficulté tient aux périodes de vulnérabilité des êtres vivants face au risque toxique : un organisme ne subit pas les mêmes effets lorsque le contact avec un perturbateur endocrinien a lieu in utero, avant ou après la puberté. L’effet transgénérationnel de certains d’entre eux montre aussi que le risque sanitaire ne concerne pas uniquement la personne qui est exposée, mais aussi sa descendance.

Enfin, l’effet cocktail des perturbateurs endocriniens est complexe à mettre en évidence : il découle de l’addition des effets délétères de plusieurs composés à faibles doses, qui agissent sur les mêmes mécanismes biologiques. Ensemble, ils peuvent perturber l’organisme sans que chacun, pris isolément, n’ait d’effet. Par ailleurs, il peut y avoir des interactions entre perturbateurs endocriniens agissant par des mécanismes différents.

L’effet cocktail prouvé

À propos de ce dernier point, une nouvelle étude menée par des chercheurs de l’Institut National de la santé et de la recherche médicale (Inserm), au sein de l’Institut de Recherche en Santé, Environnement et Travail (IRSET) montre pour la première fois chez les humains que l’exposition simultanée à des molécules potentiellement perturbatrices endocriniennes exacerbe les effets observés lorsque l’exposition est réalisée avec les molécules indépendamment les unes des autres. Cette étude s’est principalement intéressée au testicule fœtal humain avec des conséquences éventuelles sur le développement du système reproducteur, les molécules sélectionnées inhibant toute production de testostérone. Ces résultats sont publiés dans Environmental Health Perspectives.

L’utilisation accrue de nouveau matériaux, produits, procédés industriels/agricoles caractéristiques du mode de vie « moderne » a conduit à une contamination des environnements (domestiques, professionnels, alimentaire…) par de multiples molécules chimiques. Plusieurs d’entre elles ont été identifiées comme exerçant des effets perturbateurs endocriniens, et plus particulièrement comme anti-androgènes (= anti-testostérone). Il apparaît désormais clair, que continuer à focaliser les recherches sur ces produits chimiques individuellement est de nature à sous-estimer le risque lié à leurs expositions simultanées, particulièrement chez les femmes enceintes.

Des preuves expérimentales, notamment sur différentes espèces animales et sur des lignées cellulaires en culture, étayent la notion « d’effet cocktail ». Toutefois, et paradoxalement au vu des enjeux pour la santé humaine, la preuve de concept de l’existence de ces « effets cocktails » n’a pas encore été apportée chez l’Homme. Les auteurs de ce nouvel article ont développé des modèles de prédiction mathématique de ces effets combinés à partir des profils toxicologiques individuels des molécules). Ces modèles mathématiques sont la première étape pour l’évaluation du risque lié à l’exposition à des mélanges de perturbateurs endocriniens chez l’Homme, et en particulier sur la femme enceinte.

Enfin, les auteurs de cet article ont pu quantifier l’exacerbation des effets individuels de chacune des molécules mélangées. En d’autre terme, à la question : « combien de fois la molécule est plus puissante en mélange que lorsqu’elle est seule » ils ont pu apporter la réponse que cette exacerbation varie d’un facteur 10 à 1.000 en fonction de la molécule considérée.

Un risque pour la femme enceinte

Pour Bernard Jégou, directeur de l’Irset, chercheur Inserm, directeur de la recherche de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et coordinateur de cette étude, Pierre Gaudriault, pharmacien et docteur de l’université de Rennes 1, et Séverine Mazaud-Guittot, chercheuse Inserm, les conclusions de ce travail soutenu par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) sont à prendre au sérieux : « il existe une fenêtre de sensibilité bien précise au cours du 1er trimestre de développement du fœtus pendant laquelle l’exposition simultanée à des doses faibles de plusieurs perturbateurs endocriniens, laisse entrevoir un risque pour le futur appareil génital et reproducteur de l’enfant. Ceci est d’autant plus préoccupant que les exacerbations des effets individuels de telles molécules peuvent aller jusqu’un facteur 1000. Tous les faisceaux d’indices expérimentaux provenant de différentes modèles, convergent vers ces mêmes conclusions. A partir de cette preuve de concept expérimentale, il s’avère indispensable d’intensifier la recherche pour caractériser les mélanges réels auxquels les individus sont exposés et en tester les effets sur des modèles appropriés ».

Or, des traces de perturbateurs endocriniens ont été retrouvées chez quasiment toutes les femmes enceintes testées au cours d’une vaste étude, publiée en décembre 2016 par Santé publique France.

Laurent HOUY-CHATEAU